Tradition Islamique

jeudi, juillet 14, 2005

Science sacrée et science profane




N
ous venons de dire que, dans les civilisations qui possèdent le caractère traditionnel, l'intuition intellectuelle est au principe de tout; en d'autres termes, c'est la pure doctrine métaphysique qui constitue l'essentiel, et tout le reste s'y rattache à titre de conséquences ou d'applications aux divers ordres de réalités contingentes. Il en est ainsi notamment pour les institutions sociales; et, d'autre part, la même chose est vraie aussi en ce qui concerne les sciences, c'est-à-dire les connaissances se rapportant au domaine du relatif, et qui, dans de telles civilisations, ne peuvent être envisagées que comme de simples dépendances et en quelque sorte comme des prolongements ou des reflets de la connaissance absolue et principielle. Ainsi, la véritable hiérarchie est partout et toujours observée : le relatif n'est point tenu pour inexistant, ce qui serait absurde ; il est pris en considération dans la mesure où il mérite de l'être, mais il est mis à sa juste place, qui ne peut être qu'une place secondaire et subordonnée; et, dans ce relatif même, il y a des degrés fort divers, selon qu'il s'agit de choses plus ou moins éloignées du domaine des principes.

Il y a donc, en ce qui concerne les sciences, deux conceptions radicalement différentes et même incompatibles entre elles, que nous pouvons appeler la conception traditionnelle et la conception moderne ; nous avons eu souvent l'occasion de faire allusion à ces «sciences traditionnelles u qui existèrent dans l'antiquité et au moyen âge, qui existent toujours en Orient, mais dont l'idée même est totalement étrangère aux Occidentaux de nos jours. Il faut ajouter que chaque civilisation a eu des « sciences traditionnelles » d'un type particulier, lui appartenant en propre, car, ici, nous ne sommes plus dans l'ordre des principes universels, auquel se rapporte seule la métaphysique pure, mais dans l'ordre des adaptations, où, par là même qu'il s'agit d'un domaine contingent, il doit être tenu compte de l'ensemble des conditions, mentales et autres, qui sont celles de tel peuple déterminé, et nous dirons même de telle période de l'existence de ce peuple, puisque nous avons vu plus haut qu'il y a des époques où des « réadaptations » deviennent nécessaires. Ces « réadaptations » ne sont que des changements de forme, qui ne touchent en rien à l'essence même de la tradition; pour la doctrine métaphysique, l'expression seule peut être modifiée, d'une façon qui est assez comparable à la traduction d'une langue dans une autre; quelles que soient les formes dont elle s'enveloppe pour s'exprimer dans la mesure où cela est possible, il n'y a absolument qu'une métaphysique, comme il n'y a qu'une vérité. Mais, quand on passe aux applications, le cas est naturellement différent : avec les sciences, aussi bien qu'avec les institutions sociales, nous sommes dans le monde de la forme et de la multiplicité; c'est pourquoi l'on peut dire que d'autres formes constituent véritablement d'autres sciences, même si elles ont, au moins partiellement, le même objet. Les logiciens ont l'habitude de regarder une science comme entièrement définie par son objet, ce qui est inexact par excès de simplification; le point de vue sous lequel cet objet est envisagé doit aussi entrer dans la définition de la science. Il y a une multitude indéfinie de sciences possibles ; il peut arriver que plusieurs sciences étudient les mêmes choses, mais sous des aspects tellement différents, donc par des méthodes et avec des intentions tellement différentes aussi, qu'elles n'en sont pas moins des sciences réellement distinctes. Ce cas peut, en particulier, se présenter pour les « sciences traditionnelles » de civilisations diverses, qui, bien que comparables entre elles, ne sont pourtant pas toujours assimilables les unes aux autres, et, souvent, ne pourraient qu'abusivement être désignées par les mêmes noms. La différence est encore beaucoup plus considérable, cela va de soi, si, au lieu d'établir une comparaison entre des « sciences traditionnelles u, qui du moins ont toutes le même caractère fondamental, on veut comparer ces sciences, d'une façon générale, aux sciences telles que les modernes les conçoivent; à première vue, il peut sembler parfois que l'objet soit le même de part et d'autre, et pourtant la connaissance que les deux sortes de sciences donnent respectivement de cet objet est tellement autre, qu'on hésite, après plus ample examen, à affirmer encore l'identité, même sous un certain rapport seulement.

Quelques exemples ne seront pas inutiles pour faire mieux comprendre ce dont il s'agit; et, tout d'abord, nous prendrons un exemple d'une portée très étendue, celui de la a physique » telle qu'elle est comprise par les anciens et par les modernes ; il n'est d'ailleurs aucunement besoin, dans ce cas, de sortir du monde occidental pour voir la différence profonde qui sépare les deux conceptions. Le terme de « physique », dans son acception première et étymologique, ne signifie pas autre chose que « science de la nature », sans aucune restriction; c'est donc la science qui concerne les lois les plus générales du « devenir », car « nature » et « devenir y sont au fond synonymes, et c'est bien ainsi que l'entendaient les Grecs, et notamment Aristote ; s'il existe des sciences plus particulières se rapportant au même ordre, elles ne sont alors que des « spécifications » de la physique pour tel ou tel domaine plus étroitement déterminé. II y a donc déjà quelque chose d'assez significatif dans la déviation que les modernes ont fait subir à ce mot de « physique » en l'employant pour désigner exclusivement une science particulière parmi d'autres sciences qui, toutes, sont également des sciences de la nature ; ce fait se rattache à la fragmentation que nous avons déjà signalée comme un des caractères de la science moderne, à cette « spécialisation » engendrée par l'esprit d'analyse, et poussée au point de rendre véritablement inconcevable, pour ceux qui en subissent l'influence, une science portant sur la nature considérée dans son ensemble. On n'a pas été sans remarquer assez souvent quelques-uns des inconvénients de cette « spécialisation », et surtout l'étroitesse de vues qui en est une conséquence inévitable; mais il semble que ceux mêmes qui s'en rendaient compte le plus nettement se soient cependant résignés à la regarder comme un mal nécessaire, en raison de l'accumulation des connaissances de détail que nul homme ne saurait embrasser d'un seul coup d’œil ; ils n'ont pas compris, d'une part, que ces connaissances de détail sont insignifiantes en elles-mêmes et ne valent pas qu'on leur sacrifie une connaissance synthétique qui, même en se bornant encore au relatif, est d'un ordre beaucoup plus élevé, et, d'autre part, que l'impossibilité où l'on se trouve d'unifier leur multiplicité vient seulement de ce qu'on s'est interdit de les rattacher à un principe supérieur, de ce qu'on s'est obstiné à procéder par en bas et de l'extérieur, alors qu'il aurait fallu faire tout le contraire pour avoir une science possédant une réelle valeur spéculative.

Si l'on veut comparer la physique ancienne, non pas à ce que les modernes désignent par le même mot, mais à l'ensemble des sciences de la nature telles qu'elles sont actuellement constituées, car c'est là ce qui devrait y correspondre en réalité, il y a donc lieu de noter, comme première différence, la division en multiples "spécialités » qui sont pour ainsi dire étrangères les unes aux autres. Pourtant, ce n'est là que le côté le plus extérieur de la question, et il ne faudrait pas penser que, en réunissant toutes ces sciences spéciales, on obtiendrait un équivalent de l'ancienne physique. La vérité est que le point de vue est tout autre, et c'est ici que nous voyons apparaître la différence essentielle entre les deux conceptions dont nous parlions tout à l'heure : la conception traditionnelle, disions-nous, rattache toutes les sciences aux principes comme autant d'applications particulières, et c'est ce rattachement que n'admet pas la conception moderne. Pour Aristote, la physique n'était que «seconde » par rapport à la métaphysique, c'est-à-dire qu'elle en était dépendante, qu'elle n'était au fond qu'une application, au domaine de la nature, des principes supérieurs à la nature et qui se reflètent dans ses lois ; et l'on peut en dire autant de la « cosmologie » du moyen âge. La conception moderne, au contraire, prétend rendre les sciences indépendantes, en niant tout ce qui les dépasse, ou tout au moins en le déclarant « inconnaissable » et en refusant d'en tenir compte, ce qui revient encore à le nier pratiquement; cette négation existait en fait bien longtemps avant qu'on ait songé à l'ériger en théorie systématique sous des noms tels que ceux de « positivisme » et d' « agnosticisme », car on peut dire qu'elle est véritablement au point de départ de toute la science moderne. Seulement, ce n'est guère qu'au XIXe siècle qu'on a vu des hommes se faire gloire de leur ignorance, car se proclamer « agnostique > n'est point autre chose que cela, et prétendre interdire à tous la connaissance de ce qu'ils ignoraient eux-mêmes ; et cela marquait une étape de plus dans la déchéance intellectuelle de l'Occident.

En voulant séparer radicalement les sciences de tout principe supérieur sous prétexte d'assurer leur indépendance, la conception moderne leur enlève toute signification profonde et même tout intérêt véritable au point de vue de la connaissance, et elle ne peut aboutir qu'à une impasse, puisqu'elle les enferme dans un domaine irrémédiablement borné (13). Le développement qui s'effectue à l'intérieur de ce domaine n'est d'ailleurs pas un approfondissement comme certains se l'imaginent; il demeure au contraire tout superficiel, et ne consiste qu'en cette dispersion dans le détail que nous avons déjà signalée, en une analyse aussi stérile que pénible, et qui peut se poursuivre indéfiniment sans qu'on avance d'un seul pas dans la voie de la véritable connaissance. Aussi n'est ce point pour elle-même, il faut bien le dire, que les Occidentaux, en général, cultivent la science ainsi entendue ce qu'ils ont surtout en vue, ce n'est point une connaissance, même inférieure ; ce sont des applications pratiques, et, pour se convaincre qu'il en est bien ainsi, il n'y a qu'à voir avec quelle facilité la plu part de nos contemporains confondent science et industrie, et combien nombreux sont ceux pour qui l'ingénieur représente le type même du savant; mais ceci se rapporte à une autre question, que nous aurons à traiter plus complètement dans la suite.

13. On pourra remarquer qu'il s'est produit quelque chose d'analogue dans l'ordre social, où les modernes ont prétendu séparer le temporel du spirituel ; il ne s'agit pas de contester qu'il y ait là deux choses distinctes, puisqu'elles se rapportent effectivement à des domaines différents, aussi bien que dans le cas de la métaphysique et des sciences ; mais, par une erreur inhérente à l'esprit analytique, on oublie que distinction ne veut point dire séparation; par là, le pouvoir temporel perd sa légitimité, et la même chose, dans l'ordre intellectuel, pourrait être dite en ce qui concerne les sciences.

La science, en se constituant à la façon moderne, n'a pas perdu seulement en profondeur, mais aussi, pourrait on dire, en solidité, car le rattachement aux principes la faisait participer de l'immutabilité de ceux-ci dans toute la mesure où son objet même le permettait, tandis que, enfermée exclusivement dans le monde du changement, elle n'y trouve plus rien de stable, aucun point fixe où elle puisse s'appuyer; ne partant plus d'aucune certitude absolue, elle en est réduite à des probabilités et à des approximations, ou à des constructions purement hypothétiques qui ne sont que l’œuvre de la fantaisie individuelle. Aussi, même s'il arrive accidentellement que la science moderne aboutisse, par une voie très détournée, à certains résultats qui semblent s'accorder avec quelques données des anciennes (14). Les choses dont il s'agit ne peuvent en effet, pour la science actuelle, appartenir qu'au domaine des hypothèses, alors que, pour les « sciences traditionnelles », elles étaient bien autre chose et se présentaient comme des conséquences indubitables de vérités connues intuitivement, donc infailliblement, dans l'ordre métaphysique (15). C'est d'ailleurs une singulière illusion, propre à l' « expérimentalisme » moderne, que de croire qu'une théorie peut être prouvée par les faits, alors que, en réalité, les mêmes faits peuvent toujours s'expliquer également par plusieurs théories différentes, et que certains des promoteurs de la méthode expérimentale, comme Claude Bernard, ont reconnu eux-mêmes qu'ils ne pouvaient les interpréter qu'à l'aide d' « idées préconçues », sans lesquelles ces faits demeureraient des « faits bruts », dépourvus de toute signification et de toute valeur scientifique.

14. La même 'observation vaut au point de vue religieux, à l'égard d'une certaine "apologétique » qui prétend se mettre d'accord avec les résultats de la science moderne travail parfaitement illusoire et toujours à refaire, qui présente d'ailleurs le grave danger de paraître solidariser la religion avec' des conceptions changeantes et éphémères, dont elle doit demeurer totalement indépendante.

15. Il serait facile de donner ici des exemples; nous citerons seulement, comme un des plus frappants, la différence de caractère des conceptions concernant l'éther dans la cosmologie hindoue et dans la physique moderne.

Puisque nous en sommes venu à parler d' « expérimentalisme », nous devons en profiter pour répondre à une question qui peut se poser à ce sujet, et qui est celle-ci : pourquoi les sciences proprement expérimentales ont elles reçu, dans la civilisation moderne, un développement qu'elles n'ont jamais eu dans d'autres civilisations ? C'est que ces sciences sont celles du monde sensible, celtes de la matière, et c'est aussi qu'elles sont celles qui donnent lieu aux applications pratiques les plus immédiates ; leur développement, s'accompagnant de ce que nous appellerions volontiers la « superstition du fait », correspond donc bien aux tendances spécifiquement modernes, alors que, par contre, les époques précédentes n'avaient pu y trouver des motifs d'intérêt suffisants pour s'y attacher ainsi au point de négliger les connaissances d'ordre supérieur. Il faut bien comprendre qu'il ne s'agit point, dans notre pensée, de déclarer illégitime en elle-même une connaissance quelconque, même inférieure ; ce qui est illégitime, c'est seulement l'abus qui se produit lorsque des choses de ce genre absorbent toute l'activité humaine, ainsi que nous le voyons actuellement. On pourrait même concevoir que, dans une civilisation normale, des sciences constituées par une méthode expérimentale soient, aussi bien que d'autres, rattachées aux principes et pourvues ainsi d'une réelle valeur spéculative ; en fait, si ce cas ne semble pas s'être présenté, c'est que l'attention s'est portée de préférence d'un autre côté, et aussi que, alors même qu'il s'agissait d'étudier le monde sensible dans la mesure où il pouvait paraître intéressant de le faire, les données traditionnelles permettaient d'entreprendre plus favorablement cette étude par d'autres méthodes et à un autre point de vue.

Nous disions plus haut qu'un des caractères de l'époque actuelle, c'est l'exploitation de tout ce qui avait été négligé jusque là comme n'ayant qu'une importance trop secondaire pour que les hommes y consacrent leur activité, et qui devait cependant être développé aussi avant 1a fin de ce cycle, puisque ces choses avaient leur place parmi les possibilités qui y étaient appelées à la manifestation; ce cas est précisément, en particulier, celui des sciences expérimentales qui ont vu le jour en ces derniers siècles. Il est même certaines sciences modernes qui représentent véritablement, au sens le plus littéral, des « résidus » de sciences anciennes, aujourd'hui incomprises : c'est la partie la plus inférieure de ces dernières qui, s'isolant et se détachant de tout le reste dans une période de décadence, s'est grossièrement matérialisée, puis a servi de point de départ à un développement tout différent, dans un sens conforme aux tendances modernes, de façon à aboutir à la constitution de sciences qui n'ont réellement plus rien de commun avec celles qui les ont précédées. C'est ainsi que, par exemple, il est faux de dire, comme on le fait habituellement, que l'astrologie et l'alchimie sont devenues respectivement l'astronomie et la chimie modernes, bien qu'il y ait dans cette opinion une certaine part de vérité au point de vue simplement historique, part de vérité qui est exactement celle que nous venons d'indiquer : si les dernières de ces sciences procèdent en effet des premières en un certain sens, ce n'est point par « évolution » ou « progrès » comme on le prétend, mais au contraire par dégénérescence ; et ceci appelle encore quelques explications.

Il faut remarquer, tout d'abord, que l'attribution de significations distinctes aux termes d' « astrologie » et d' « astronomie » est relativement récente ; chez les Grecs, ces deux mots étaient employés indifféremment pour désigner tout l'ensemble de ce à quoi l'un et l'autre s'appliquent maintenant. Il semble donc, à première vue, qu'on ait encore affaire dans ce cas à une de ces divisions par «spécialisation » qui se sont établies entre ce qui n'était primitivement que des parties d'une science unique; mais ce qu'il y a ici de particulier, c'est que, tandis qu'une de ces parties, celle qui représentait le côté le plus matériel de la science en question, prenait un développement indépendant, l'autre partie, par contre, disparaissait entièrement. Cela est tellement vrai qu'on ne sait plus aujourd'hui ce que pouvait être l'astrologie ancienne, et que ceux mêmes qui ont essayé de la reconstituer ne sont arrivés qu'à de véritables contrefaçons, soit en voulant en faire l'équivalent d'une science expérimentale moderne, avec intervention des statistiques et du calcul des probabilités, ce qui procède d'un point de vue qui ne pouvait en aucune façon être celui de l'antiquité ou du moyen âge, soit en s'appliquant exclusivement à restaurer un « art divinatoire » qui ne fut guère qu'une déviation de l'astrologie en voie de disparition, et où l'on pourrait voir tout au plus une application très inférieure et assez peu digne de considération, ainsi qu'il est encore possible de le constater dans les civilisations orientales.

Le cas de la chimie est peut-être encore plus net et plus caractéristique ; et, pour ce qui est de l'ignorance des modernes à l'égard de l'alchimie, elle est au moins aussi grande qu'en ce qui concerne l'astrologie. La véritable alchimie était essentiellement une science d'ordre cosmologique, et, en même temps, elle était applicable aussi à l'ordre humain, en vertu de l'analogie du « macrocosme » et du « microcosme » ; en outre, elle était constituée expressément en vue de permettre une transposition dans le domaine purement spirituel, qui conférait à ses enseignements une valeur symbolique et une signification supérieure, et qui en faisait un des types les plus complets des « sciences traditionnelles » Ce qui a donné naissance à la chimie moderne, ce n'est point cette alchimie avec laquelle elle n'a en somme aucun rapport; c'en est une déformation, une déviation au sens le plus rigoureux du mot, déviation à laquelle donna lieu, peut-être dès le moyen âge, l'incompréhension de certains, qui, incapables de pénétrer le vrai sens des symboles, prirent tout à la lettre et, croyant qu'il ne s'agissait en tout cela que d'opérations matérielles, se lancèrent dans une expérimentation plus ou moins désordonnée. Ce sont ceux-là, que les alchimistes qualifiaient ironiquement de « souffleurs » et de « brûleurs de charbon », qui furent les véritables précurseurs des chimistes actuels ; et c'est ainsi que la science moderne s'édifie à l'aide des débris des sciences anciennes, avec les matériaux rejetés par celles-ci et abandonnés aux ignorants et aux « profanes . Ajoutons encore que les soi-disant rénovateurs de l'alchimie, comme il s'en trouve quelques-uns parmi nos contemporains, ne font de leur côté que prolonger cette même déviation, et que leurs recherches sont tout aussi éloignées de l'alchimie traditionnelle que celles des astrologues auxquels nous faisions allusion tout à l'heure le sont de l'ancienne astrologie ; et c'est pourquoi nous avons le droit d'affirmer que les « sciences traditionnelles » de l'Occident sont vraiment perdues pour les modernes.

Nous nous bornerons à ces quelques exemples ; il serait cependant facile d'en donner encore d'autres, pris dans des ordres quelque peu différents, et montrant partout la même dégénérescence. On pourrait ainsi faire voir que la psychologie telle qu'on l'entend aujourd'hui, c'est à dire l'étude des phénomènes mentaux comme tels, est un produit naturel de l'empirisme anglo-saxon et de l'esprit du XVIIIe siècle, et que le point de vue auquel elle correspond était si négligeable pour les anciens que, s'il leur arrivait parfois de l'envisager incidemment, ils n'auraient en tout cas jamais songé à en faire une science spéciale ; tout ce qu'il peut y avoir de valable là-dedans se trouvait, pour eux, transformé et assimilé dans des points de vue supérieurs. Dans un tout autre domaine, on pourrait montrer aussi que les mathématiques modernes ne représentent pour ainsi dire que l'écorce de la mathématique pythagoricienne, son côté purement « exotérique » ; L’idée ancienne des nombres est même devenue absolument inintelligible aux modernes, parce que, là aussi, la partie supérieure de la science, celle qui lui donnait, avec le caractère traditionnel, une valeur proprement intellectuelle, a totalement disparu; et ce cas est assez comparable à celui de l'astrologie. Mais nous ne pouvons passer en revue toutes les sciences les unes après les autres, ce qui serait plutôt fastidieux; nous pensons en avoir dit assez pour faire comprendre la nature du changement auquel les sciences modernes doivent leur origine, et qui est tout le contraire d'un « progrès », qui est une véritable régression de l'intelligence ; et nous allons maintenant revenir à des considérations d'ordre général sur le rôle respectif des « sciences traditionnelles » et des sciences modernes, sur la différence profonde qui existe entre la véritable destination des unes et des autres.

Une science quelconque, suivant la conception traditionnelle, a moins son intérêt en elle-même qu'en ce qu'elle est comme un prolongement ou une branche secondaire de la doctrine, dont la partie essentielle est constituée, comme nous l'avons dit, par la métaphysique pure (16).

16. 'C'est ce qu'exprime par exemple une dénomination comme celle d'upavêda, appliquée dans l'Inde à certaines « sciences traditionnelles », et indiquant leur subordination par rapport au Vêda, c'est-à-dire à la connaissance sacrée par excellence.

En effet, si toute science est assurément légitime, pourvu qu'elle n'occupe que la place qui lui convient réellement en raison de sa nature propre, il est cependant facile de comprendre que, pour quiconque possède une connaissance d'ordre supérieur, les connaissances inférieures perdent forcément beaucoup de leur intérêt, et que même elles n'en gardent qu'en fonction, si l'on peut dire, de la connaissance principielle, c'est-à-dire dans la mesure où, d'une part, elles reflètent celle-ci dans tel ou tel domaine contingent, et où, d'autre part, elles sont susceptibles de conduire vers cette même connaissance principielle, qui, dans le cas que nous envisageons, ne peut jamais être perdue de vue ni sacrifiée à des considérations plus ou moins accidentelles. Ce sont là les deux rôles complémentaires qui appartiennent en propre aux « sciences traditionnelles »

d'un côté, comme applications de la doctrine, elles permettent de relier entre eux tous les ordres de réalité, de les intégrer dans l'unité de la synthèse totale ; de l'autre, elles sont, pour certains tout au moins, et en conformité avec les aptitudes de ceux-ci, une préparation à une connaissance plus haute, une sorte d'acheminement vers cette dernière, et, dans leur répartition hiérarchique selon les degrés d'existence auxquels elles se rapportent, elles constituent alors comme autant d'échelons à l'aide desquels il est possible de s'élever jusqu'à l'intellectualité pure (17). Il n'est que trop évident que les sciences modernes ne peuvent, à aucun degré, remplir ni l'un ni l'autre de ces deux rôles ; c'est pourquoi elles ne sont et ne peuvent être que de la « science profane », tandis que les « sciences traditionnelles », par leur rattachement aux principes métaphysiques, sont incorporées d'une façon effective à la "science sacrée ».

17. Dans notre étude sur L'Ésotérisme de Dante, nous avons indiqué le symbolisme de l'échelle dont, suivant diverses traditions, les échelons correspondent à certaines sciences en même temps qu'à des états de l'être, ce qui implique nécessairement que ces sciences, au lieu d'être envisagées d'une manière toute "profane » comme chez les modernes, donnaient lieu à une transposition leur conférant une portée véritablement a initiatique

La coexistence des deux rôles que nous venons d'indiquer n'implique d'ailleurs rai contradiction ni cercle vicieux, contrairement à ce que pourraient penser ceux qui n'envisagent les choses que superficiellement; et c'est là encore un point sur lequel il nous faut insister quelque peu. On pourrait dire qu'il y a là deux points de vue, l'un descendant et l'autre ascendant, dont le premier correspond à un développement de la connaissance partant des principes pour aller à des applications de plus en plus éloignées de ceux-ci, et le second à une acquisition graduelle de cette même connaissance en procédant de l'inférieur au supérieur, ou encore, si l'on préfère, de l'extérieur à l'intérieur. La question n ‘est donc pas de savoir si les sciences doivent être constituées de bas en haut ou de haut en bas, s'il faut, pour qu'elles soient possibles, prendre comme point de départ la connaissance des principes ou, au contraire, celle du monde sensible; cette question, qui peut se poser au point de vue de la philosophie « profane », et qui semble avoir été posée en fait dans ce domaine, plus ou moins explicitement, par l'antiquité grecque, cette question, disons nous, n'existe pas pour la « science sacrée », qui ne peut partir que des principes universels ; et ce qui lui enlève ici toute raison d'être, c'est le rôle premier de l'intuition intellectuelle, qui est la plus immédiate de toutes les connaissances, aussi bien que la plus élevée, et qui est absolument indépendante de l'exercice de toute faculté d'ordre sensible ou même rationnel. Les sciences ne peuvent être constituées valablement, en tant que « sciences sacrées », que par ceux qui, avant tout, possèdent pleinement la connaissance principielle, et qui, par là, sont seuls qualifiés pour réaliser, conformément à l'orthodoxie traditionnelle la plus rigoureuse, toutes les adaptations requises par les circonstances de temps et de lieu. Seulement, lorsque les sciences sont ainsi constituées, leur enseignement peut suivre un ordre inverse : elles sont en quelque sorte comme des « illustrations » de la doctrine pure, qui peuvent la rendre plus aisément accessible à certains esprits ; et, par là même qu'elles concernent le monde de la multiplicité, la diversité presque indéfinie de leurs points de vue peut convenir à la non moins grande diversité des aptitudes individuelles de ces esprits, dont l'horizon est encore borné à ce même monde de la multiplicité; les voies possibles pour atteindre la connaissance peuvent être extrêmement différentes au plus bas degré, et elles vont ensuite en s'unifiant de plus en plus à mesure qu'on parvient à des stades plus élevés. Ce n'est pas qu'aucun de ces degrés préparatoires soit d'une nécessité absolue, puisque ce ne sont là que des moyens contingents et sans commune mesure avec le but à atteindre ; il se peut même que certains, parmi ceux en qui domine la tendance contemplative, s'élèvent à la véritable intuition intellectuelle d'un seul coup et sans le secours de tels moyens (18); mais ce n'est là qu'un cas plutôt exceptionnel, et, le plus habituellement, il y a ce qu'on peut appeler une nécessité de convenance à procéder dans le sens ascendant. On peut également, pour faire comprendre ceci, se servir de l'image traditionnelle de la « roue cosmique » : la circonférence n'existe en réalité que par le centre ; mais les êtres qui sont sur la circonférence doivent forcément partir de celle-ci, ou plus précisément du point de celle-ci où ils sont placés, et suivre le rayon pour aboutir au centre. D'ailleurs, en vertu de la correspondance qui existe entre tous les ordres de réalité, les vérités d'un ordre inférieur peuvent être considérées comme un symbole de celles des ordres supérieurs, et, par suite, servir de « support » pour arriver analogiquement à la connaissance de ces dernières (19); c'est là ce qui confère à toute science un sens supérieur ou « anagogique », plus profond que celui qu'elle possède par elle-même, et ce qui peut lui donner le caractère d'une véritable « science sacrée ».

18. C'est pourquoi, suivant la doctrine hindoue, les Brâhmanes doivent tenir leur esprit constamment dirigé vers la connaissance suprême, tandis que les Ksatriyas doivent plutôt s'appliquer à l'étude successive des diverses étapes par lesquelles on y parvient graduellement.

19. C'est le rôle que joue, par exemple, le symbolisme astronomique si fréquemment employé dans les différentes doctrines traditionnelles; et ce que nous disons ici peut faire entrevoir la véritable nature d'une science telle que l'astrologie ancienne.

Toute science, disons-nous, peut revêtir ce caractère, quel que soit son objet, à la seule condition d'être constituée et envisagée selon l'esprit traditionnel; il y a lieu seulement de tenir compte en cela des degrés d'importance de ces sciences, suivant le rang hiérarchique des réalités diverses auxquelles elles se rapportent; mais, à un degré ou à un autre, leur caractère et leur fonction sont essentiellement les mêmes dans la conception traditionnelle. Ce qui est vrai ici de tonte science !'est même également de tout art, en tant que celui-ci peut avoir une valeur proprement symbolique qui le rend apte à fournir des « supports » pour la méditation, et aussi en tant que ses règles sont, comme les lois dont la connaissance est l'objet des sciences, des reflets et des applications des principes fondamentaux; et il y a ainsi, en toute civilisation normale, des « arts traditionnels », qui ne sont pas moins inconnus des Occidentaux modernes que les « sciences traditionnelles » (20). La vérité est qu'il n'existe pas en réalité un « domaine profane », qui s'opposerait d'une certaine façon au « domaine sacré » ; il existe seulement un « point de vue profane », qui n'est proprement rien, d'autre que le point de vue de l'ignorance (21). C'est pourquoi la c science profane », celle des modernes, peut à juste titre, ainsi que nous l'avons déjà dit ailleurs, être regardée comme un « savoir ignorant » : savoir d'ordre inférieur, qui se tient tout entier au niveau de la plus basse réalité, et savoir ignorant de tout ce qui le dépasse, ignorant de toute fin supérieure à lui-même, comme de tout principe qui pourrait lui assurer une place légitime, si humble soit elle, parmi les divers ordres de la connaissance intégrale; enfermée irrémédiablement dans le domaine relatif et borné où elle a voulu se proclamer indépendante, ayant ainsi coupé elle-même toute communication avec la vérité transcendante et avec la connaissance suprême, ce n'est plus qu'une science vaine et illusoire, qui, à vrai dire, ne vient de rien et ne conduit à rien.

20. L'art des constructeurs du moyen âge peut être mentionné comme un exemple particulièrement remarquable de ces « arts traditionnels », dont la pratique impliquait d'ailleurs la connaissance réelle des sciences correspondantes.

21. Pour s'en convaincre, il suffit d'observer des faits comme celui-ci : une des sciences les plus « sacrées », la cosmogonie, qui a sa place comme telle dans tous les Livres inspirés, y compris la Bible hébraïque, est devenue, pour les modernes, l'objet des hypothèses les plus purement « profanes »; le domaine de la science est bien le même dans les deux cas, mais le point de vue est totalement différent.

Cet exposé permettra de comprendre tout ce qui manque au monde moderne sous le rapport de la science, et comment cette même science dont il est si fier ne représente qu'une simple déviation et comme un déchet de la science véritable, qui, pour nous, s'identifie entièrement à ce que nous avons appelé la «science sacrée » ou la « science traditionnelle ». La science moderne, procédant d'une limitation arbitraire de la connaissance à un certain ordre particulier, et qui est le plus inférieur de tous, celui de la réalité matérielle ou sensible, a perdu, du fait de cette limitation et des conséquences qu'elle entraîne immédiatement, toute valeur intellectuelle, du moins si l'on donne à l'intellectualité la plénitude de son vrai sens, si l'on se refuse à partager l'erreur « rationaliste », c'est à dire à assimiler l'intelligence pure à la raison, ou, ce qui revient au même, à nier l'intuition intellectuelle. Ce qui est au fond de cette erreur, comme d'une grande partie des autres erreurs modernes, ce qui est à la racine même de toute la déviation de la science telle que nous venons de l'expliquer, c'est ce qu'on peut appeler l' « individualisme », qui ne fait qu'un avec l'esprit antitraditionnel lui-même, et dont les manifestations multiples, dans tous les domaines, constituent un des facteurs les plus importants du désordre de notre époque; C’est cet « individualisme » que nous devons maintenant examiner de plus près.



Abd Al Wahid Yahia Guénon (René Guénon)
La crise du monde moderne, Edit. Gallimard, 1989

L'or, l'argent et l'usure




« … Gardez-vous de croire que la Connaissance
de la Loi Divine est en contradiction ou en opposition avec les connaissances acquises par l’esprit seul. Bien au contraire, rien de ce qui a été transmis par les Prophètes, parmi les choses édictées pour le bien des hommes, ne saurait être en désaccord avec le jugement des esprits bien constitués. Certes, on trouve dans les lois des Prophètes des choses que les esprits peuvent considérer comme éloignées de leur compréhension, mais c’est uniquement à cause de leur faiblesse, de leur incapacité à les saisir. Pour peu qu’on leur montre la voie par où les atteindre, ils comprennent aisément qu’en elles se trouve la vérité, dont il ne faut pas s’écarter.

Le cas de l’usage de l’or et de l’argent, tel qu’il se trouve prescrit par la législation religieuse de l’islam, illustre bien cette vérité. En effet cette législation interdit d’amasser or et argent sans en donner une partie aux pauvres ou aux indigents. Elle défend aussi d’en faire des récipients destinés à la nourriture ou à la boisson ; de même qu’elle défend de vendre de l’or pour en recevoir comme prix de l’or en quantité plus grande, ou de vendre de l’argent pour amasser plus d’argent encore. Si l’on disait à quelqu’un : « Donne une partie de ton or et de ton argent aux pauvres, sinon tu seras brûlé par le feu », il pourrait répondre : « C’est moi qui me suis fatigué à les amasser. Pourquoi en donnerais-je une partie à celui qui dormait et se reposait pendant ce temps ? » Si on lui disait : « Ne mange pas et ne bois pas dans des récipients d’or ou d’argent, sinon tu seras brûlé par le feu », il répondrait de même : « C’est moi qui dispose à mon gré de ce que je possède, et personne ne peut me reprendre là-dessus. Comment serais-je châtié pour l’emploi de ce qui est mon bien ? La raison ne peut l’admettre. » Enfin si on lui disait : « ne vends pas l’or pour en recevoir comme prix de l’or en quantité plus grande, ne vends pas l’argent pour recevoir plus d’argent encore, sinon tu sera brûlé par le feu », il répondrait assurément : « C’est moi qui vends et qui achète de mon propre chef, avec le consentement de la personne avec qui j’ai affaire. Sans libre activité de vente et d’achat, le monde serait ruiné, aucun profit ne pouvant avoir lieu. La raison ne saurait admettre cela. »

Les réponses de cet homme sont justes. L’esprit en effet n’admet pas qu’un châtiment puisse être administré dans de pareils cas. Mais c’est parce que l’esprit a besoin d’autres informations. Alors on lui dit : le sage dessein en vue duquel Dieu a créé l’or et l’argent est le bon fonctionnement de ce monde, qui a certes besoin de ces deux matières. Ce sont là deux métaux qui n’ont pas d’utilité en eux-mêmes, qui ne protègent ni du chaud ni du froid, qui ne peuvent servir à nourrir un corps. Et cependant, tout homme a besoin d’eux dans la mesure où il doit nécessairement se procurer un grand nombre de choses pour se vêtir et se nourrir. Or il ne possède pas toujours ce dont il a besoin, alors qu’il lui arrive de disposer de choses dont il peut fort bien se passer : ainsi celui qui a trop de blé, par exemple, et qui aimerait bien avoir un cheval, tandis que le propriétaire du cheval, qui n’en a que faire, a besoin de blé. Un échange entre eux s’impose ; encore faut-il fixer la quantité des choses à échanger, car le propriétaire du cheval ne le cèdera pas contre n’importe quelle quantité de blé, d’autant qu’il n’existe aucun rapport entre le blé et le cheval qui permette de dire : on donnera pour l’un le même poids de l’autre. On ne sait donc pas immédiatement combien le cheval vaut de blé.

Aucune transaction commerciale ne serait possible en pareil cas. C’est pourquoi les gens éprouvèrent le besoin de s’en remettre à un intermédiaire qui pût trancher avec équité entre deux partenaires. Voilà pourquoi Dieu créa l’or et l’argent, qui sont comme deux juges entre les gens dans toute transaction commerciale, de sorte que l’on pût dire : ce cheval vaut cent dînârs, et telle quantité de blé a la même valeur.

Si l’or et l’argent ont reçu le pouvoir de juger, c’est précisément parce qu’ils n’ont pas été créés dans un but d’utilisation particulière, impliquée par leur essence. Dieu les a créés pour qu’ils passent d’une main à l’autre en remplissant leur fonction de juges équitables. Ils sont l’étalon de toute richesse. Celui qui les possède est comme s’il possédait toutes choses. Celui qui a un cheval, par exemple, n’a que ce cheval. S’il a besoin de nourriture, l’homme qui dispose de cette nourriture peut ne pas avoir envie d’un cheval mais plutôt d’un vêtement. Le propriétaire du cheval devra donc recourir nécessairement à ce qui, de par sa forme, a l’air de n’être rien mais qui, par la signification qui lui est attachée, est comme s’il représentait toutes choses. Un objet ne peut servir d’étalon que s’il n’offre de lui-même aucune image particulière, comme le miroir, qui n’a pas de couleur propre mais qui saisit toute couleur. Ainsi en va-t-il pour l’or et pour l’argent qui n’ont pas d’utilité par eux-mêmes mais qui sont de purs moyens – moyens d’acquérir tout ce qui est utile.

Tout homme qui en use avec eux de façon non conforme au dessein Divin en ce qui les concerne sera donc puni par le feu – si le pardon ne lui a pas été accordé (1).

1. Abd el-Kader se déclare ici fondamentalement opposé au capitalisme moderne, qui n’est jamais, si l’on y réfléchit, qu’une forme déguisée de l’usure. A ses yeux (c’est-à-dire aux yeux de la doctrine fondamentale de l’islam), l’argent ne doit jamais être considéré que comme un moyen d’acquérir ce qui est immédiatement utile : la fructification indéfinie d’un capital, fructification qui n’aurait d’autre fin que sa propre croissance, elle-même indéfinie, est pour lui une aberration. Notons au passage que c’est sur cette « aberration » que sont fondées toutes les formes « modernes » d’économie – que l’Occident était précisément entrain d’inventer à l’époque (nous sommes en 1855). Et cela vaut autant pour les économies de type « capitaliste libéral » que pour celles qui s’inspirent d’un modèle d’exploitation totalitaire, toutes se fondant en fait sur la notion profondément usurière de croissance indéfinie : à cette seule différence près que dans l’un des cas, le capital grossi par l’exploitation du travail est entre les mains de personnes privées, tandis que dans l’autre, le fruit de ce même travail est accaparé par l’Etat.

En les thésaurisant sans en distraire une part spécialement destinée aux pauvres, il fait échouer de dessein de Dieu ; il se conduit comme celui qui mettrait en prison le juge chargé d’arbitrer les conflits entre les hommes en trouvant une solution à leurs différends, l’empêchant purement et simplement, par décision autoritaire, de juger. Dieu n’a pas créé l’argent pour Zayd ou pour ‘Amr en particulier, mais pour que ces métaux passent de main en main afin de tenir leur rôle d’arbitre entre les gens. On ne peut douter que l’esprit, s’il réfléchit à ce que nous venons de dire, ne décide dès lors que la thésaurisation, qui s’oppose à la libre circulation de l’or et l’argent parmi les hommes, est une injustice, et ne trouve bon le châtiment qui frappe celui qui s’en rend coupable. Car Dieu n’a créé aucun homme pour qu’il vive dans le dénuement. Il a fait en sorte que la subsistance des pauvres soit assurée par les riches. Et ceux-ci se montrent injustes envers les pauvres lorsqu’ils les empêchent de jouir du droit que Dieu leur a accordé.

Nous disons de même : celui qui se sert de l’or et de l’argent pour fabriquer des récipients destinés à la nourriture et à la boisson est injuste. Et sa conduite est pire que celle de l’homme qui thésaurise, car il se conduit comme celui qui transformerait un juge en poseur de ventouses, en passementier ou en boucher, lui confiant un travail ordinairement réservé aux gens les plus humbles. Le cuivre, l’étain, l’argile remplacent en effet économiquement l’or et l’argent pour conserver aliments et boissons. Les récipients n’ont jamais pour utilité que de contenir ce qui sans eux risquerait de se répandre, et certes l’argile, le fer, l’étain, le cuivre suffisent à cet office sans qu’on ait à y employer l’or ou l’argent : aussi ne peut-on douter que l’esprit, quand il sait cela, ne puisse s’empêcher d’approuver et de trouver bon le châtiment qui frappe l’homme qui se conduit ainsi.

De même nous dirons : celui qui vend de l’or pour en recevoir comme prix de l’or en quantité plus grande, celui qui vend de l’argent pour en recevoir plus d’argent encore, considèrent leur acquisition comme une fin en soi, enfreignant en cela le sage dessein de Dieu. Car l’homme qui possède un vêtement sans avoir ni or ni argent et qui doit se procurer de la nourriture ne pourra acheter celle-ci avec son vêtement. Il est excusé s’il vent ce vêtement contre de l’or ou l’argent, qui lui permettront d’arriver à ses fins, car ce sont là deux moyens qui permettent d’acquérir n’importe quoi, puisqu’ils n’ont pas par eux-mêmes d’utilité propre. Quant à celui qui possède l’or et qui cherche à le vendre pour de l’or ou qui, ayant de l’argent, veut le vendre pour l’argent, il faut l’empêcher de procéder à pareilles opérations. Car l’or ou l’argent restera emprisonné chez lui, enchaîné, tout comme s’il était thésaurisé, et le fait d’enchaîner le juge ou l’envoyé chargé d’apporter aux autres les choses nécessaires à la vie est une injustice. Vendre de l’or pour en recevoir comme prix de l’or, vendre de l’argent pour de l’argent, c’est chercher à acquérir ces biens pour eux-mêmes, c’est bel et bien thésauriser. Si l’esprit saisit cela, il approuvera et trouvera bon le châtiment réservé à celui qui se conduit ainsi.

Vendre de l’or pour en recevoir de l’argent, ou vice-versa, ne mérite en revanche aucun châtiment, car l’un remplace l’autre comme moyen d’acquisition des biens nécessaires. L’emploi de l’argent est en effet plus commode, dans la mesure où ce métal existe en plus grande quantité : circulant ainsi plus facilement da main en main, il favorise d’autant mieux le commerce. Prohiber l’échange entre l’or et l’argent trouble donc l’ordre recherché : savoir leur utilisation comme moyens commodes d’acquérir autre chose.

A qui vend de l’argent ou de l’or en en demandant comme prix de l’argent ou de l’or avec un intérêt payable à terme, par exemple dix pour vingt au bout d’une année, nous rappellerons de même que le lien de la vie en société, le fondement de toute religion résident dans l’emploi de procédés qui favorisent l’affection et l’amitié, de sorte qu’en résultent aide mutuelle et secours réciproque. Si l’homme qui se trouve dans la nécessité d’emprunter trouve un autre qui lui consente gracieusement une avance, nul doute qu’il ne se mette au cou le collier de la bienveillance envers son créancier, ne pouvant faire autrement que de croire en l’amour désintéressé de celui-ci, et se faisant désormais un devoir de l’aider et de le secourir. En prohibant la vente de l’or ou de l’argent moyennant un intérêt à terme, on favorise ainsi de façon durable le prêt sans intérêt, qui est assurément la plus noble des entreprise (2).

2. On mesure à quel point l’inflation, qui « appauvrit » sans cesse les monnaies ( et cela en occident dès la fin du moyen âge, c’est-à-dire dès l’apparition des premières formes modernes de crédit), rend ce vœu illusoire de nos jour.

Les réflexions que nous offrons ici ne sont q’une partie de ce que l’on peut dire si l’on veut prouver que la législation d’origine Divine n’est pas en contradiction avec le jugement de l’esprit, qui peut en fait parfaitement admettre toutes les lois et tous les interdits édictés par les Prophètes.

Aucune des paroles de ceux-ci ne heurtent en effet les raisons de l’esprit. Ces paroles en revanche renvoient à ce vers quoi l’esprit est incapable de tendre par lui-même. Mais dès qu’on lui indique la vraie direction, il la reconnaît comme telle et se soumet à ce qui lui est révélé (3).

3
. L’enseignement des Prophètes est conçu ici comme une sorte de maïeutique : l’homme ne peut trouver de vérité dans leurs paroles que celles qu’il porte déjà en lui ; mais cette vérité lui est à jamais cachée s’il suit une autre voie que celle de la Tradition dictée à l’origine par la Divinité elle-même – dont les prophètes ne sont jamais que les « envoyés».

Comme le médecin habile, en traitant les maladies, pénètre des secrets que l’ignorant trouve bien éloignés de sa compréhension, ainsi font les Prophètes. L’esprit n’arrive à saisir la connaissance dont ils sont les dépositaires qu’en se mettant à leur école. Ainsi l’homme qui réfléchit se confiera-t-il à eux, après avoir examiné bien sûr s’ils sont sincères.

Combien de personnes atteintes d’une affection au doigt, par exemple, se trouvent poussées par leur esprit à oindre ce doigt d’une pommade, jusqu’au moment où un médecin habile les avertit que le bon traitement consiste à oindre l’épaule opposée. Elles trouvent d’abord que ce conseil est bien loin de ce que leur dicte leur esprit. Mais si le médecin leur fait connaître de quelle façon les nerfs se ramifient, de quel endroit du corps ils partent et de quel côté ils se dirigent, nul doute qu’elles ne se soumettent aussitôt au traitement. »


L’Emir Abdelkader l’Algérien
: Lettre aux Français, 1855

Titre original : Notes brèves destinées à ceux qui comprennent,
pour attirer l’attention sur des problèmes essentiels.
Chapitre : De l’authentification de la science juridique.
Traducteur
: René Khawam, 1977

L'AGE SOMBRE





La doctrine hindoue enseigne que la durée d'un cycle humain, auquel elle donne le nom de Manvantara, se divise en quatre âges, qui marquent autant de phases d'un obscurcissement graduel de la spiritualité primordiale; ces sont ces mêmes périodes que les traditions de l'antiquité occidentale, de leur côté, désignaient comme les âges d'or, d'argent, d'airain et de fer. Nous sommes présentement dans le quatrième âge, le Kali‑ Yuga ou « âge sombre », et nous y sommes, dit-on, depuis déjà plus de six mille ans, c'est-à-dire depuis une époque bien antérieure à toutes celles qui sont connues de l'histoire « classique ». Depuis lors, les vérités qui étaient autrefois accessibles à tous les hommes sont devenus de plus en plus cachées et difficiles à atteindre; ceux qui les possèdent sont de moins en moins nombreux, et, si le trésor de la sagesse « non humaine », antérieure à tous les âges, ne peut jamais se perdre, il s'enveloppe de voiles de plus en plus impénétrables, qui le dissimulent aux regards et sous lesquels il est extrêmement difficile de le découvrir.

C'est pourquoi il est partout question, sous des symboles divers, de quelque chose qui a été perdu, en apparence tout au moins et par rapport au monde extérieur, et que doivent retrouver ceux qui aspirent à la véritable connaissance ; mais il est dit aussi que ce qui est ainsi caché redeviendra visible à la fin de ce cycle, qui sera en même temps, en vertu de la continuité qui relie toutes choses entre elles, le commencement d'un cycle nouveau Mais, demandera t on sans doute, pourquoi le développement cyclique doit il s'accomplir ainsi, dans un sens descendant, en allant du supérieur à l'inférieur, ce qui, comme on le remarquera sans peine, est la négation même de l'idée de « progrès » telle que les modernes l'entendent ? C'est que le développement de toute manifestation implique nécessairement un éloignement de plus en plus grand du principe dont elle procède; partant du point le plus haut, elle tend forcément vers le bas, et, comme les corps pesants, elle y tend avec une vitesse sans cesse croissante, jusqu'à ce qu'elle rencontre enfin un point d'arrêt. Cette chute pourrait être caractérisée comme une matérialisation progressive, car l'expression du principe est pure spiritualité; nous disons l'expression, et non le principe même, car celui-ci ne peut être désigné par aucun des termes qui semblent indiquer une opposition quelconque, étant au delà de toutes les oppositions. D'ailleurs, des mots comme ceux d' «esprit» et de «matière », que nous empruntons ici pour plus de commodité au langage occidental, n'ont guère pour nous qu'une valeur symbolique; ils ne peuvent, en tout cas, convenir vraiment à ce dont il s'agit qu'à la condition d'en écarter les interprétations spéciales qu'en donne la philosophie moderne, dont « spiritualisme» et «matérialisme» ne sont, à nos yeux, que deux formes complémentaires qui s'impliquent l'une l'autre et qui sont pareillement négligeables pour qui veut s'élever au-dessus de ces points de vue contingents. Mais d'ailleurs ce n'est pas de métaphysique pure que nous nous proposons de traiter ici, et c'est pourquoi, sans jamais perdre de vue les principes essentiels, nous pouvons, tout en prenant les précautions indispensables pour éviter toute équivoque, nous permettre l'usage de termes qui, bien qu'inadéquats, paraissent susceptibles de rendre les choses plus facilement compréhensibles, dans la mesure où cela peut se faire sans toutefois les dénaturer.

Ce que nous venons de dire du développement de la manifestation présente une vue qui, pour être exacte dans l'ensemble, est cependant trop simplifiée et schématique, en ce qu'elle peut faire penser que ce développement s'effectue en ligne droite, selon un sens unique et sans oscillations d'aucune sorte; la réalité est bien autrement complexe. En effet, il y a lieu d'envisager en toutes choses, comme nous l'indiquions déjà précédemment, deux tendances opposées, l'une descendante et l'autre ascendante, ou, si l'on veut se servir d'un autre mode de représentation, l'une centrifuge et l'autre centripète et de la prédominance de l'une ou de l'autre procèdent deux phases complémentaires de la manifestation, l'une d'éloignement du principe, l'autre de retour vers le principe, qui sont souvent comparées symboliquement aux mouvements du cœur ou aux deux phases de la respiration. Bien que ces deux phases soient d'ordinaire décrites comme successives, il faut concevoir que, en réalité, les deux tendances auxquelles elles correspondent agissent toujours simultanément, quoique dans des proportions diverses ; et il arrive parfois, à certains moments critiques où la tendance descendante semble sur le point de l'emporter définitivement dans la marche générale du monde, qu'une action spéciale intervient pour renforcer la tendance contraire, de façon à rétablir un certain équilibre au moins relatif, tel que peuvent le comporter les conditions du moment, et à opérer ainsi un redressement partiel, par lequel le mouvement de chute peut sembler arrêté ou neutralisé temporairement (1).

1. Ceci se rapporte à la fonction de « conservation divine », qui, dans la tradition hindoue, est représentée par Vishnu, et plus particulièrement à la doctrine des Avatâras ou « descentes » du principe divin dans le monde manifesté, que nous ne pouvons naturellement songer à développer ici

Il est facile de comprendre que ces données traditionnelles, dont nous devons nous borner ici à esquisser un aperçu très sommaire, rendent possibles des conceptions bien différentes de tous les essais de « philosophie de l'histoire » auxquels se livrent les modernes, et bien autrement vastes et profondes. Mais nous ne songeons point, pour le moment, à remonter aux origines du cycle présent, ni même plus simplement aux débuts de Kali‑Yuga ; nos intentions ne se rapportent, d'une façon directe tout au moins, qu'à un domaine beaucoup plus limité, aux dernières phases de ce même Kali‑Yuga. On peut en effet, à l'intérieur de chacune des grandes périodes dont nous avons parlé, distinguer encore différentes phases secondaires, qui en constituent autant de subdivisions ; et, chaque partie étant en quelque façon analogue au tout, ces subdivisions reproduisent pour ainsi dire, sur une échelle plus réduite, la marche générale du grand cycle dans lequel elles s'intègrent; mais, là encore, une recherche complète des modalités d'application de cette loi aux divers cas particuliers nous entraînerait bien au-delà du cadre que nous nous sommes tracé pour cette étude. Nous mentionnerons seulement, pour terminer ces considérations préliminaires, quelques-unes; des dernières époques particulièrement critiques qu'a traversées l'humanité, celles qui rentrent dans la période que l'on a coutume d'appeler « historique », parce qu'elle est effectivement la seule qui soit vraiment accessible à l'histoire ordinaire ou « profane » ; et cela nous conduira tout naturellement à ce qui doit faire l'objet propre de notre étude, puisque la dernière de ces époques critiques n'est autre que celle qui constitue ce qu'on nomme les temps modernes.

Il est un fait assez étrange, qu'on semble n'avoir jamais remarqué comme il mérite de l'être : c'est que la période proprement «historique », au sens que nous venons d'indiquer; remonte exactement au vie siècle avant l'ère chrétienne, comme s'il y avait là, dans le temps, une barrière qu'il n'est pas possible de franchir à l'aide des moyens d'investigation dont disposent les chercheurs ordinaires. A partir de cette époque, en effet, on possède partout une chronologie assez précise et bien établie ; pour tout ce qu: est antérieur, au contraire, on n'obtient en général qu'une très vague approximation, et les dates proposées pour les mêmes événements varient souvent de plusieurs siècles. Même pour les pays où l'on a plus que de simples vestiges épars, comme l'Égypte par exemple, cela est très frappant; et ce qui est peut-être plus étonnant encore, c'est que, dans un cas exceptionnel et privilégié comme celui de la Chine, qui possède, pour des époques bien plus éloignées, des annales datées au moyen d'observations astronomiques qui ne devraient laisser de place à aucun doute, les modernes n'en qualifient pas moins ces époques de « légendaires », comme s'il y avait là un domaine où ils ne se reconnaissent le droit à aucune certitude et où ils s'interdisent eux-mêmes d'en obtenir. L'antiquité dite « classique » n'est donc, à vrai dire, qu'une antiquité toute relative, et même beaucoup plus proche des temps modernes que de la véritable antiquité, puisqu'elle ne remonte même pas à la moitié du Kali‑Yuga, dont la durée n'est elle-même, suivant la doctrine hindoue, que la dixième partie de celle du Manvantara; et l'on pourra suffisamment juger par là jusqu'à quel point les modernes ont raison d'être fiers de l'étendue de leurs connaissances historiques ! Tout cela, répondraient ils sans doute encore pour se justifier, ce ne sont que des périodes « légendaires », et c'est pourquoi ils estiment n'avoir pas à en tenir compte ; mais cette réponse n'est précisément que l'aveu de leur ignorance, et d'une incompréhension qui peut seule expliquer leur dédain de la tradition; l'esprit spécifiquement moderne, ce n'est en effet, comme nous le montrerons plus loin, rien d'autre que l'esprit antitraditionnel.

Au VIe siècle avant l'ère chrétienne, il se produisit, quelle qu'en ait été la cause, des changements considérables chez presque tous les peuples ; ces changements présentèrent d'ailleurs des caractères différents suivant les pays. Dans certains cas, ce fut une réadaptation de la tradition à des conditions autres que celles qui avaient existé antérieurement, réadaptation qui s'accomplit en un sens rigoureusement orthodoxe; c'est ce qui eut lieu notamment en Chine, où la doctrine, primitivement constituée en un ensemble unique, fut alors divisée en deux parties nettement distinctes : le Taoïsme, réservé à une élite, et comprenant la métaphysique pure et les sciences traditionnelles d'ordre proprement spéculatif; le Confucianisme, commun à tous sans distinction, et ayant pour domaine les applications pratiques et principalement sociales. Chez les Perse, il semble qu'il y ait eu également une réadaptation du Mazdéisme, car cette époque fut celle du dernier Zoroastre (2). Dans l'Inde,, on vit naître alors le Bouddhisme, qui, quel qu'ait été d'ailleurs son caractère originel (3), devait aboutir, au contraire, tout au moins dans certaines de ses branches, à une révolte contre l'esprit traditionnel, allant jusqu'à la négation de toute autorité, jusqu'à une véritable anarchie, au sens étymologique d' « absence de principe », dans l'ordre intellectuel et dans l'ordre social.

2. Il faut remarquer que le nom de Zoroastre désigne en réalité, non un personnage particulier, mais une fonction, à la fois prophétique et législa­trice; il y eut plusieurs Zoroastres, qui vécurent à des époques fort différentes; et il est même vraisemblable que cette fonction dut avoir un caractère collectif, de même que celle de Vyâsa dans l'Inde, et de même aussi que, en Égypte, ce qui fut attribué à Thot ou Hermès représente l’œuvre de toute la caste sacerdotale.

3. A La question du Bouddhisme est, en réalité, loin d'être aussi simple que pourrait le donner à penser ce bref aperçu; et il est intéressant de noter que, si les Hindous, au point de vue de leur propre tradition, ont toujours condamné les Bouddhistes, beaucoup d'entre eux n'en professent pas moins un grand respect pour le Bouddha lui-même, quelques-uns allant même jusqu'à voir en lui le neuvième Avatara tandis que d'autres identifient celui-ci avec le Christ. D'autre part, en ce qui concerne le Bouddhisme tel qu'il est connu aujourd'hui, il faut avoir bien soin de distinguer entre ses deux formes du Mahayana et du Hînayana ou du «. Grand Véhicule» et du « Petit Véhicule » ; d'une façon générale, on peut dire que le Bouddhisme hors de l'Inde diffère notablement de sa forme indienne originelle, qui commença à perdre rapidement du terrain après la mort d'Ashoka et disparut complètement quelques siècles plus tard.

Ce qui est assez curieux, c'est qu'on ne trouve, dans l'Inde, aucun monument remontant au-delà de cette époque, et les orientalistes, qui veulent tout faire commencer au Bouddhisme dont ils exagèrent singulièrement l'importance, ont essayé de tirer parti de cette constatation en faveur de leur thèse; l'explication du fait est cependant bien simple : c'est que toutes les constructions antérieures étaient en bois, de sorte qu'elles ont naturellement disparu sans laisser de traces (4); mais ce qui est vrai, c'est qu'un tel changement dans le mode de construction correspond nécessairement à une modification profonde des conditions générales d'existence du peuple chez qui il s'est produit.

4. Ce cas n'est pas particulier à l'Inde et se rencontre aussi en Occident; c'est exactement pour la même raison qu'on ne trouve aucun vestige des cités gauloises, dont l'existence est cependant incontestable, étant attesté par des témoignages contemporains; et, là également, les historiens modernes ont profité de cette absence de monuments pour dépeindre les Gaulois comme des sauvages vivant dans les forêts.

En nous rapprochant de l'Occident, nous voyons que la même époque fut, chez les Juifs, celle de la captivité de Babylone ; et ce qui est peut-être un des faits les plus étonnant qu'on ait à constater, c'est qu'une courte période de soixante-dix ans fut suffisante pour leur faire perdre jusqu'à leur écriture, puisqu'ils durent ensuite reconstituer les Livres sacrés avec des caractères tout autres que ceux qui avaient été en usage jusqu'alors. On pourrait citer encore bien d'autres événements se rapportant à peu près à la même date : nous noterons seulement que ce fut pour Rome le commencement de la période proprement « historique », succédant à l'époque « légendaire » des rois, et qu'on sait aussi, quoique d'une façon un peu vague, qu'il y eut alors d'importants mouvements chez les peuples celtiques ; mais, sans y insister davantage, nous en "arriverons à ce qui concerne la Grèce. Là également, le VIe siècle fut le point de départ de la civilisation dite « classique », la seule à laquelle les modernes reconnaissent le caractère « historique », et tout ce qui précède est assez mal connu pour être traité de « légendaire », bien que les découvertes archéologiques récentes ne permettent plus de douter que, du moins, il y eut là une civilisation très réelle ; et nous avons quelques raisons de penser que cette première civilisation hellénique fut beaucoup plus intéressante intellectuellement que celle qui la suivit, et que leurs rapports ne sont pas sans offrir quelque analogie avec ceux qui existent entre l'Europe du moyen âge et l'Europe moderne. Cependant, il convient de remarquer que la scission ne fut pas aussi radicale que dans ce dernier cas, car il y eut, au moins partiellement, une réadaptation effectuée dans l'ordre traditionnel, principalement dans le domaine des « mystères » ; et il faut y rattacher le Pythagorisme, qui fut surtout, sous une forme nouvelle, une restauration de l'Orphisme antérieur, et dont les liens évidents avec le culte delphique de l'Apollon hyperboréen permettent même d'envisager une filiation continue et régulière avec l'une des plus anciennes traditions de l'humanité. Mais, d'autre part, on vit bientôt apparaître quelque chose dont on n'avait encore eu aucun exemple, et qui devait, par la suite, exercer une influence néfaste sur toast le monde occidental: nous voulons parler de ce mode spécial de pensée qui prit et garda le nom de « philosophie » ; et ce point est assez important pour que nous nous y arrêtions quelques instants.

Le mot « philosophie », en lui-même, peut assurément être pris en un sens fort légitime, qui fut sans doute son sens primitif, surtout s'il est vrai que, comme on le prétend, c'est Pythagore qui l'employa le premier : étymologiquement, il ne signifie rien d'autre qu' « amour de la sagesse » ; il désigne donc tout d'abord une disposition préalable requise pour parvenir à la sagesse, et il peut désigner aussi, par une extension toute naturelle, la recherche qui, naissant de cette disposition même, doit conduire à la connaissance. Ce n'est donc qu'un stade préliminaire et préparatoire, un acheminement vers la sagesse, un degré correspondant à un état inférieur à celle-ci (5) ; la déviation qui s'est produite ensuite a consisté à prendre ce degré transitoire pour le but même, à prétendre substituer la « philosophie » à la sagesse, ce qui implique l'oubli ou la méconnaissance de la véritable nature de cette dernière. C'est ainsi que prit naissance ce que nous pouvons appeler la philosophie «profane», c'est-à-dire une prétendue sagesse purement humaine, donc d'ordre simplement rationnel, prenant la place de la vraie sagesse traditionnelle, supra rationnelle et « non humaine ».

5. Le rapport est ici à peu près le même que celui qui existe, dans la doctrine taoïste, entre l'état de « l'homme doué » et celui de l' « homme transcendant.

Pourtant, il subsista encore quelque chose de celle-ci à travers toute l'antiquité; ce qui le prouve, c'est d'abord la persistance des « mystères », dont le caractère essentiellement « initiatique » ne saurait être contesté, et c'est aussi le fait que l'enseignement des philosophes eux-mêmes avait à la fois, le plus souvent, un côté « exotérique » et un côté « ésotérique », ce dernier pouvant permettre le rattachement à un point de vue supérieur, qui se manifeste d'ailleurs d'une façon très nette, quoique peut-être incomplète à certains égards, quelques siècles plus tard, chez les Alexandrins. Pour que la philosophie « profane » fût définitivement constituée comme telle, il fallait que l' « exotisme » seul demeurât et qu'on allât jusqu'à la négation pure et simple de tout « ésotérisme » ; c'est précisément à quoi devait aboutir, chez les modernes, le mouvement commencé par les Grecs ; les tendances qui s'étaient déjà affirmées chez ceux-ci devaient être alors poussées jusqu'à leurs conséquences les plus extrêmes, et l'importance excessive qu'ils avaient accordée à la pensée rationnelle allait s'accentuer encore pour en arriver au « rationalisme », attitude spécialement moderne qui consiste, non plus même simplement à ignorer, mais à nier expressément tout ce qui est d'ordre supra rationnel; mais n'anticipons pas davantage, car nous aurons à revenir sur ces conséquences et à en voir le développement dans une autre partie de notre exposé.

Dans ce qui vient d'être dit, une chose est à retenir particulièrement au point de vue qui nous occupe : c'est qu'il convient de chercher dans l'antiquité « classique » quelques-unes des origines du monde moderne; celui-ci n'a donc pas entièrement tort quand il se recommande de la civilisation gréco-latine et s'en prétend le continuateur. Il faut dire, cependant, qu'il ne s'agit que d'une continuation lointaine et quelque peu infidèle, car il y avait malgré tout, dans cette antiquité, bien des choses, dans l'ordre intellectuel et spirituel, dont on ne saurait trouver l'équivalent chez les modernes ; ce sont, en tout cas, dans l'obscuration progressive de la vraie connaissance, deux degrés assez différents. On pourrait d'ailleurs concevoir que la décadence de la civilisation antique ait amené, d'une façon graduelle et sans solution de continuité, un état plus ou moins semblable à celui que nous voyons aujourd'hui; mais, en fait, il n'en fut pas ainsi, et, dans l'intervalle, il y eut, pour l'Occident, une autre époque critique qui fut en même temps une de ces époques de redressement auxquelles nous faisions allusion plus haut.

Cette époque est celle du début et de l'expansion du Christianisme, coïncidant, d'une part, avec la dispersion du peuple juif, et, d'autre part, avec la dernière phase de la civilisation gréco-latine ; et nous pouvons passer plus rapidement sur ces événements, en dépit de leur importance, parce qu'ils sont plus généralement connus que ceux dont nous avons parlé jusqu'ici, et que leur synchronisme a été plus remarqué, même des historiens dont les vues sont les plus superficielles. On a aussi signalé assez souvent certains traits communs à la décadence antique et à l'époque actuelle ; et, sans vouloir pousser trop loin le parallélisme, on doit reconnaître qu'il y a en effet quelques ressemblances assez frappantes. La philosophie purement « profane » avait gagné du terrain

L’apparition du scepticisme d'un côté, le succès du « moralisme » stoïcien et épicurien de l'autre, montrent assez à quel point l'intellectualité s'était abaissée. En même temps, les anciennes doctrines sacrées, que presque personne ne comprenait plus, avaient dégénéré, du fait de cette incompréhension, en « paganisme » au vrai sens de ce mot, c'est à dire qu'elles n'étaient plus que des « superstitions », des choses qui, ayant perdu leur signification profonde, se survivent à elle-même par des manifestations tout extérieures. Il y eut des essais de réaction contre cette déchéance : l'hellénisme lui-même tenta de se revivifier à l'aide d'éléments empruntés aux doctrines orientales avec lesquelles il pouvait se trouver en contact; mais cela n'était plus suffisant, la civilisation gréco-latine devait prendre fin, et le redressement devait venir d'ailleurs et s'opérer sous une tout autre forme. Ce fut le Christianisme qui accomplit cette transformation ; et, notons le en passant, la comparaison qu'on peut établir sous certains rapports entre ce temps et le nôtre est peut-être un des éléments déterminants du a messianisme n désordonné qui se fait jour actuellement. Après la période troublée des invasions barbares, nécessaire pour achever la destruction de l'ancien état de choses, un ordre normal fut restauré pour une durée de quelques siècles; ce fut le moyen âge, si méconnu des modernes qui sont incapables d'en comprendre l'intellectualité, et pour qui cette époque paraît certainement beaucoup plus étrangère et lointaine que l'antiquité « classique ».

Le vrai moyen âge, pour nous, s'étend du règne de Charlemagne au début du XIVe siècle ; à cette dernière date commence une nouvelle décadence qui, à travers des étapes diverses, ira en s'accentuant jusqu'à nous. C'est là qu'est le véritable point de départ de la crise moderne : c'est le commencement de la désagrégation de la « Chrétienté », à laquelle s'identifiait essentiellement la civilisation occidentale du moyen âge; c'est, en même temps que la fin du régime féodal, assez étroitement solidaire de cette même "Chrétienté », l'origine de la constitution des « nationalités ». Il faut donc faire remonter l'époque moderne près de deux siècles plutôt qu'on ne le fait d'ordinaire; la Renaissance et la Réforme sont surtout des résultantes, et elles n'ont été rendues possibles que par la décadence préalable; mais, bien loin d'être un redressement, elles marquèrent une chute beaucoup plus profonde, parce qu'elles consommèrent la rupture définitive avec l'esprit traditionnel, l'une dans le domaine des sciences et des arts, l'autre dans le domaine religieux lui-même, qui était pourtant celui où une telle rupture eût pu sembler le plus difficilement concevable.

Ce qu'on appelle la Renaissance fut en réalité, comme nous l'avons déjà dit en d'autres occasions, la mort de beaucoup de choses ; Sous prétexte de revenir à la civilisation gréco-romaine, on n'en prit que ce qu'elle avait eu de plus extérieur, parce que cela seul avait pu s'exprimer clairement dans des textes écrits ; et cette restitution incomplète ne pouvait d'ailleurs avoir qu'un caractère fort artificiel, puisqu'il s'agissait de formes qui, depuis des siècles, avaient cessé de vivre de leur vie véritable. Quant aux sciences traditionnelles du moyen âge, après avoir eu encore quelques dernières manifestations vers cette époque, elles disparurent aussi totalement que celles des civilisations lointaines qui furent jadis anéanties par quelque cataclysme ; et, cette fois, rien ne devait venir les remplacer. Il n'y eut plus désormais que la philosophie et la science « profanes », c'est-à-dire la négation de la véritable intellectualité, la limitation de la connaissance à l'ordre le plus inférieur, l'étude empirique et analytique de faits qui ne sons rattachés à aucun principe, la dispersion dans une multitude indéfinie de détails insignifiants, l'accumulation d'hypothèses sans fondement, qui se détruisent incessamment les unes les autres, et de vues fragmentaires qui ne peuvent conduire à rien, sauf à ces applications pratiques qui constituent la seule supériorité effective de la civilisation modem ; supériorité peu enviable d'ailleurs, et qui, en se développant jusqu'à étouffer toute autre préoccupation, a donné à cette civilisation le caractère purement matériel qui en fait une véritable monstruosité.

Ce qui est tout à fait extraordinaire, c'est la rapidité avec laquelle la civilisation du moyen âge tomba dans le plus complet oubli; les hommes du XVIIe siècle n'en avaient plus la moindre notion, et les monuments qui en subsistaient ne représentaient plus rien à leurs yeux, ni dans l'ordre intellectuel, ni même dans l'ordre esthétique; on peut juger par-là combien la mentalité avait été changée dans l'intervalle. Nous n'entreprendrons pas de rechercher ici les facteurs, certainement fort complexes, qui concoururent à ce changement, si radical qu'il semble difficile d'admettre qu'il ait pu s'opérer spontanément et sans l'intervention d'une volonté directrice dont la nature exacte demeure forcément assez énigmatique ; il y a, à cet égard, des circonstances bien étranges, comme la vulgarisation, à un moment déterminé, et en les présentant comme des découvertes nouvelles, de choses qui étaient connues en réalité depuis fort longtemps, mais dont la connaissance, en raison de certains inconvénients qui risquaient d'en dépasser les avantages, n'avait pas été répandue jusque là dans le domaine public (6). Il est bien invraisemblable aussi que la légende qui fit du moyen âge une époque de « ténèbres », d'ignorance et de barbarie, ait pris naissance et se soit accréditée d'elle-même, et que la véritable falsification de l'histoire à laquelle les modernes se sont livrés ait été entreprise sans aucune idée préconçue; mais nous n'irons pas plus avant dans l'examen de cette question, car, de quelque façon que ce travail se soit accompli, c'est, pour le moment, la constatation du résultat qui, en somme, nous importe le plus.

6. Nous ne citerons que deux exemples, parmi les faits de ce genre qui devaient avoir les plus graves conséquences : la prétendue invention de l'imprimerie, que les Chinois connaissaient antérieurement à 1 ère chrétienne et la découverte « officielle » de l'Amérique, avec laquelle des communications beaucoup plus suivies qu'on ne le pense avaient existé durant tout le moyen âge.

Il y a un mot qui fut mis en honneur à la Renaissance, et qui résumait par avance tout le programme de la civilisation moderne : ce mot est celui d' « humanisme ». Il s'agissait en effet de tout réduire à des proportions purement humaines, de faire abstraction de tout principe d'ordre supérieur, et, pourrait on dire symboliquement, de se détourner du ciel sous prétexte de conquérir la terre; les Grecs, dont on prétendait suivre l'exemple, n'avaient jamais été aussi loin en ce sens, même au temps de leur plus grande décadence intellectuelle, et du moins les préoccupations utilitaires n'étaient elles jamais passées chez eux au premier plan, ainsi que cela devait bientôt se produire chez les modernes. L' «humanisme», c'était déjà une première forme de ce qui est devenu le « laïcisme » contemporain ; et, en voulant tout ramener à la mesure de l'homme, pris pour une fin en lui-même, on a fini par descendre, d'étape en étape, au niveau de ce qu'il y a en celui-ci de plus inférieur, et par ne plus guère chercher que la satisfaction des besoins inhérents au côté matériel de sa nature, recherche bien illusoire, du reste, car elle crée toujours plus de besoins artificiels qu'elle n'en peut satisfaire.

Le monde moderne ira-t-il jusqu'au bas de cette pente fatale, ou bien, comme il est arrivé à la décadence du monde gréco-latin, un nouveau redressement se produira t’il, cette fois encore, avant qu'il n'ait atteint le fond de l'abîme où il est entraîné ? Il semble bien qu'un arrêt à mi-chemin ne soit plus guère possible, et que, d'après toutes les indications four nies par les doctrines traditionnelles, nous soyons entré vraiment dans la phase finale du Kali‑Yuga, dans la période la plus sombre de cet « âge sombre », dans cet état de dissolution dont il n'est plus possible de sortir que par un cataclysme, car ce n'est plus un simple redressement qui es alors nécessaire, mais une rénovation totale. Le désordre et la confusion règnent dans tous les domaines ; ils ont été portés à un point qui dépasse de loin tout ce qu'on avait vu précédemment, et, partis de l'Occident, ils menacent maintenait d'envahir le monde tout entier; nous savons bien que leu triomphe ne peut jamais être qu'apparent et passager, mais à un tel degré, il paraît être le signe de la plus grave de toutes les crises que l'humanité ait traversées au cours de son cycle actuel. Ne sommes-nous pas arrivés à cette époque redoutable annoncée par les Livres sacrés de l'Inde, « où les castes seront mêlées, où la famille même n'existera plus » ? Il suffit d regarder autour de soi pour se convaincre que cet état est bien réellement celui du monde actuel, et pour constater partout cette déchéance profonde que l'Évangile appelle « l'abomination de la désolation ». Il ne faut pas se dissimuler la gravit de la situation; il convient de l'envisager telle qu'elle est sans aucun «optimisme », mais aussi sans aucun « pessimisme » , puisque, comme nous le disions précédemment, la fin d l'ancien monde sera aussi le commencement d'un monde nouveau.

Maintenant, une question se pose : quelle est la raison d'être d'une période comme celle où nous vivons? En effet, si anormales que soient les conditions présentes considérées en elle mêmes, elles doivent cependant rentrer dans l'ordre général: des choses, dans cet ordre qui, suivant une formule extrême-orientale, est fait de la somme de tous les désordres ; cette époque, si pénible et si troublée qu'elle soit, doit avoir aussi comme toutes les autres, sa place marquée dans l'ensemble du développement humain, et d'ailleurs le fait même qu'elle était prévue par les doctrines traditionnelles est à cet égard une indication suffisante. Ce que nous avons dit de la marche générale d'un cycle de manifestation, allant dans le sens d'une matérialisation progressive, donne immédiatement l'explication d'un tel état, et montre bien que ce qui est anormal et désordonné à un certain point de vue particulier n'est pourtant que la conséquence d'une loi se rapportant à un point de vus supérieur ou plus étendu. Nous ajouterons, sans y insister que, comme tout changement d'état, le passage d'un cycle à un autre ne peut s'accomplir que dans l'obscurité; il y a 1 encore une loi fort importante et dont les applications sont multiples, mais dont, par cela même, un exposé quelque peu détaillé nous entraînerait beaucoup trop loin (7).

7. Cette loi était représentée, dans les mystères d'Éleusis, par le symbolise du grain de blé ; les alchimistes la figuraient par la « putréfaction » et par couleur noire qui marque le début du a Grand Œuvre » ; ce que les mystiques chrétiens appellent la « nuit obscure de l'âme » n'en est que l'application au développement spirituel de l'être qui s'élève à des états supérieurs; et il serait facile de signaler encore bien d'autres concordances.

Ce n'est pas tout: l'époque moderne doit nécessairement correspondre au développement de certaines des possibilités qui, dès l'origine, étaient incluses dans la potentialité du cycle actuel; et, si inférieur que soit le rang occupé par ces possibilités dans la hiérarchie de l'ensemble, elles n'en devaient pas moins aussi bien que les autres, être appelées à la manifestation selon l'ordre qui leur était assigné. Sous ce rapport, ce qui, suivant la tradition, caractérise l'ultime phase du cycle, c'est, pourrait-on dire, l'exploitation de tout ce qui a été négligé ou rejeté au cours des phases précédentes; et, effectivement c'est bien là ce que nous pouvons constater dans la civilisation moderne, qui ne vit en quelque sorte que de ce dont les civilisations antérieures n'avaient pas voulu. Il n'y a, pour s'en rend compte, qu'à voir comment les représentants de celles de ces civilisations qui se sont maintenues jusqu'ici dans le monde oriental apprécient les sciences occidentales et leurs applications industrielles. Ces connaissances inférieures, si vaines au regard de qui possède une connaissance d'un autre ordre devaient pourtant être « réalisées », et elles ne pouvaient l'être qu'à un stade où la véritable intellectualité aurait disparu ces recherches d'une portée exclusivement pratique, au sens le plus étroit de ce mot, devaient être accomplies, mais elle ne pouvait l'être qu'à l'extrême opposé de la spiritualité primordiale, par des hommes enfoncés dans la matière au point de ne plus rien concevoir au-delà, et devenant d'autant plus esclaves de cette matière qu'ils voudraient s'en servir davantage, ce qui les conduit à une agitation toujours croissante, sans règle et sans but, à la dispersion dans la pure multiplicité, jusqu'à la dissolution finale.

Telle est, esquissée dans ses grands traits et réduite à l'essentiel, la véritable explication du monde moderne ; mais, déclarons-le très nettement, cette explication ne saurait aucunement être prise pour une justification. Un malheur inévitable n'est est pas moins un malheur; et, même si du mal doit sortir un bien, cela n'enlève point au mal son caractère ; nous n'employons d'ailleurs ici, bien entendu, ces termes de « bien » et de « mal » que pour nous faire mieux comprendre, et en dehors de toute intention spécifiquement « morale ». Les désordres partiels ne peuvent pas ne pas être, parce qu'ils sont des éléments nécessaires de l'ordre total; mais, malgré cela une époque de désordre est, en elle-même, quelque chose de comparable à une monstruosité, qui, tout en étant la conséquence de certaines lois naturelles, n'en est pas moins une déviation et une sorte d'erreur, ou à un cataclysme, qui, bien que résultant du cours normal des choses, est tout de même, s on l'envisage isolément, un bouleversement et une anomalie La civilisation moderne, comme toutes choses, a forcément sa raison d'être, et, si elle est vraiment celle qui termine un cycle, on peut dire qu'elle est ce qu'elle doit être, qu'elle vient en son temps et en son lieu; mais elle n'en devra pas moins être jugée selon la parole évangélique trop souvent mal com. prise : « Il faut qu'il y ait du scandale ; mais malheur à celui par qui le scandale arrive ! »



Abd Al Wahid Yahia Guénon (René Guénon)
La crise du monde moderne, Edit. Gallimard, 1989

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