jeudi, juillet 14, 2005

La lumière se déplace-t-elle ?




«….Platon, Aristote, Ptolémée et Galien l’on dit : les perceptions sensorielles ne sauraient être la source d’une connaissance suffisante, en ce sens que l’utilisation par l’esprit des perceptions sensorielles ne tient pas compte de la totalité de la sensation à l’état brut, l’esprit faisant nécessairement un tri dans ce que les sens perçoivent, selon la méthode qui lui est propre, parmi bien des éléments indistincts qui viennent s’ajouter à la sensation retenus.

Cette force de l’esprit, eu égard à la perception qu’il à des universaux et au jugement qu’il porte sur l’une ou l’autre chose par l’intermédiaire de l’affirmation et de la négation, est appelée « esprit de spéculation » ; eu égard aux inventions concernant les arts de la pensée et à la connaissance de ce qu’il convient de faire ou de ne pas faire, elle est appelée « esprit d’application pratique ». Les savants français et ceux qui les ont imités se sont occupés de mettre en œuvre cette dernière force et de lui faire produire des résultats. Ils en ont tirés des arts étonnants et des avantages extraordinaires qui leur ont permis de surpasser les Anciens dans ce domaine et de rendre les Modernes conscients de leur retard. Par ces arts, ils se sont élevés aux plus hauts sommets et ont acquis une renommée qui franchira les siècles. Si avec cela ils avaient eu recours à l’« esprit de spéculation » qui permet de connaître Dieu et ses qualités, de reconnaître sa sagesse dans la création des cieux et de la terre, de savoir ce qui Lui appartient nécessairement en fait de perfection et ce dont il se trouve privé et purifié en fait de contingences, ce qu’il lui est possible de faire ou de ne pas faire selon sa vérité, ils auraient atteint un rang qu’on ne pourrait même pas concevoir et un mérite qu’on ne pourrait partager. Mais ils ont négligé l’emploi de cette force spéculative, à tel point que l’on n’entend personne d’entre eux la mentionner et qu’aucun lecteur ne trouve dans leurs livres.

Le fait est si flagrant qu’un de ces savants ayant prétendu que la lumière se déplace à partir d’un corps lumineux vers les corps qui lui font face à la vitesse de tant de mètres par seconde et par minutes, les gens du commun, à ce qu’on raconte, ont accueilli cette affirmation en l’approuvant. Si ce savant avait employé sa force spéculative à s’interroger sur la réalité de cette lumière, il n’aurait pas affirmé qu’elle se déplaçait. En effet, la lumière est ou bien un corps, ou bien un accident, sans qu’il y ait pour elle d’autre alternative. Si la lumière était un accident (1), en se déplaçant d’un corps lumineux vers celui des corps qui lui fait face, elle ne se déplacerait que dans la mesure où se déplacerait son propre corps, dont elle constituerait un accident – tous les hommes qui réfléchissent sont d’accord là-dessus, le propre de l’accident étant précisément de n’avoir pas d’existence par lui-même. Mais si la lumière était un corps, elle ne pourrait pénétrer dans les autres corps. Dans l’hypothèse où la lumière est un corps, si elle venait à entrer par une fenêtre dans une chambre et qu’un homme bouchât tout à coup la fenêtre, les corps lumineux devraient nécessairement rester dans la chambre, ce qui n’a jamais été vérifié par aucune observation.

La lumière est, dans sa réalité propre, un accident, qui affecte l’extérieur d’un corps opaque exposé à un corps éclairant, pour peu que l’espace qui les sépare soit transparent. Cette lumière apparaît sous l’effet d’une cause qui confère la capacité d’éclairer à certains corps lumineux, tels que le soleil ou la lampe. Celui qui confère la lumière à ces corps lumineux la confère aussi aux corps qui leur font face. La lumière est ainsi un accident qui affecte les corps opaques mais n’affecte pas l’air, comme des gens l’on supposé. La preuve en est qu’un homme installé au fond d’une grotte profonde creusée sous la montagne ne sait pas si règne à l’extérieur la nuit ou bien le jour, alors que l’air pénètre, sans aucun doute possible, dans la caverne. »


Annotation du Traducteur :

1. Accident : au sens philosophique de « attribut »,
ici : propriété accidentelle d’un corps.



Emir Abdelkader l’Algérien,
Lettre aux Français (en 1855), page 112 à 115,

Titre original :
Notes brèves destinées à ceux qui comprennent,
pour attirer l’attention sur des problèmes essentiels
Chapitre :
Du mérité de la science et des savants
Traducteur :
René Khawam, 1977



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