
« … Gardez-vous de croire que la Connaissance de la Loi Divine est en contradiction ou en opposition avec les connaissances acquises par l’esprit seul. Bien au contraire, rien de ce qui a été transmis par les Prophètes, parmi les choses édictées pour le bien des hommes, ne saurait être en désaccord avec le jugement des esprits bien constitués. Certes, on trouve dans les lois des Prophètes des choses que les esprits peuvent considérer comme éloignées de leur compréhension, mais c’est uniquement à cause de leur faiblesse, de leur incapacité à les saisir. Pour peu qu’on leur montre la voie par où les atteindre, ils comprennent aisément qu’en elles se trouve la vérité, dont il ne faut pas s’écarter.
Le cas de l’usage de l’or et de l’argent, tel qu’il se trouve prescrit par la législation religieuse de l’islam, illustre bien cette vérité. En effet cette législation interdit d’amasser or et argent sans en donner une partie aux pauvres ou aux indigents. Elle défend aussi d’en faire des récipients destinés à la nourriture ou à la boisson ; de même qu’elle défend de vendre de l’or pour en recevoir comme prix de l’or en quantité plus grande, ou de vendre de l’argent pour amasser plus d’argent encore. Si l’on disait à quelqu’un : « Donne une partie de ton or et de ton argent aux pauvres, sinon tu seras brûlé par le feu », il pourrait répondre : « C’est moi qui me suis fatigué à les amasser. Pourquoi en donnerais-je une partie à celui qui dormait et se reposait pendant ce temps ? » Si on lui disait : « Ne mange pas et ne bois pas dans des récipients d’or ou d’argent, sinon tu seras brûlé par le feu », il répondrait de même : « C’est moi qui dispose à mon gré de ce que je possède, et personne ne peut me reprendre là-dessus. Comment serais-je châtié pour l’emploi de ce qui est mon bien ? La raison ne peut l’admettre. » Enfin si on lui disait : « ne vends pas l’or pour en recevoir comme prix de l’or en quantité plus grande, ne vends pas l’argent pour recevoir plus d’argent encore, sinon tu sera brûlé par le feu », il répondrait assurément : « C’est moi qui vends et qui achète de mon propre chef, avec le consentement de la personne avec qui j’ai affaire. Sans libre activité de vente et d’achat, le monde serait ruiné, aucun profit ne pouvant avoir lieu. La raison ne saurait admettre cela. »
Les réponses de cet homme sont justes. L’esprit en effet n’admet pas qu’un châtiment puisse être administré dans de pareils cas. Mais c’est parce que l’esprit a besoin d’autres informations. Alors on lui dit : le sage dessein en vue duquel Dieu a créé l’or et l’argent est le bon fonctionnement de ce monde, qui a certes besoin de ces deux matières. Ce sont là deux métaux qui n’ont pas d’utilité en eux-mêmes, qui ne protègent ni du chaud ni du froid, qui ne peuvent servir à nourrir un corps. Et cependant, tout homme a besoin d’eux dans la mesure où il doit nécessairement se procurer un grand nombre de choses pour se vêtir et se nourrir. Or il ne possède pas toujours ce dont il a besoin, alors qu’il lui arrive de disposer de choses dont il peut fort bien se passer : ainsi celui qui a trop de blé, par exemple, et qui aimerait bien avoir un cheval, tandis que le propriétaire du cheval, qui n’en a que faire, a besoin de blé. Un échange entre eux s’impose ; encore faut-il fixer la quantité des choses à échanger, car le propriétaire du cheval ne le cèdera pas contre n’importe quelle quantité de blé, d’autant qu’il n’existe aucun rapport entre le blé et le cheval qui permette de dire : on donnera pour l’un le même poids de l’autre. On ne sait donc pas immédiatement combien le cheval vaut de blé.
Aucune transaction commerciale ne serait possible en pareil cas. C’est pourquoi les gens éprouvèrent le besoin de s’en remettre à un intermédiaire qui pût trancher avec équité entre deux partenaires. Voilà pourquoi Dieu créa l’or et l’argent, qui sont comme deux juges entre les gens dans toute transaction commerciale, de sorte que l’on pût dire : ce cheval vaut cent dînârs, et telle quantité de blé a la même valeur.
Si l’or et l’argent ont reçu le pouvoir de juger, c’est précisément parce qu’ils n’ont pas été créés dans un but d’utilisation particulière, impliquée par leur essence. Dieu les a créés pour qu’ils passent d’une main à l’autre en remplissant leur fonction de juges équitables. Ils sont l’étalon de toute richesse. Celui qui les possède est comme s’il possédait toutes choses. Celui qui a un cheval, par exemple, n’a que ce cheval. S’il a besoin de nourriture, l’homme qui dispose de cette nourriture peut ne pas avoir envie d’un cheval mais plutôt d’un vêtement. Le propriétaire du cheval devra donc recourir nécessairement à ce qui, de par sa forme, a l’air de n’être rien mais qui, par la signification qui lui est attachée, est comme s’il représentait toutes choses. Un objet ne peut servir d’étalon que s’il n’offre de lui-même aucune image particulière, comme le miroir, qui n’a pas de couleur propre mais qui saisit toute couleur. Ainsi en va-t-il pour l’or et pour l’argent qui n’ont pas d’utilité par eux-mêmes mais qui sont de purs moyens – moyens d’acquérir tout ce qui est utile.
Tout homme qui en use avec eux de façon non conforme au dessein Divin en ce qui les concerne sera donc puni par le feu – si le pardon ne lui a pas été accordé (1).
1. Abd el-Kader se déclare ici fondamentalement opposé au capitalisme moderne, qui n’est jamais, si l’on y réfléchit, qu’une forme déguisée de l’usure. A ses yeux (c’est-à-dire aux yeux de la doctrine fondamentale de l’islam), l’argent ne doit jamais être considéré que comme un moyen d’acquérir ce qui est immédiatement utile : la fructification indéfinie d’un capital, fructification qui n’aurait d’autre fin que sa propre croissance, elle-même indéfinie, est pour lui une aberration. Notons au passage que c’est sur cette « aberration » que sont fondées toutes les formes « modernes » d’économie – que l’Occident était précisément entrain d’inventer à l’époque (nous sommes en 1855). Et cela vaut autant pour les économies de type « capitaliste libéral » que pour celles qui s’inspirent d’un modèle d’exploitation totalitaire, toutes se fondant en fait sur la notion profondément usurière de croissance indéfinie : à cette seule différence près que dans l’un des cas, le capital grossi par l’exploitation du travail est entre les mains de personnes privées, tandis que dans l’autre, le fruit de ce même travail est accaparé par l’Etat.
En les thésaurisant sans en distraire une part spécialement destinée aux pauvres, il fait échouer de dessein de Dieu ; il se conduit comme celui qui mettrait en prison le juge chargé d’arbitrer les conflits entre les hommes en trouvant une solution à leurs différends, l’empêchant purement et simplement, par décision autoritaire, de juger. Dieu n’a pas créé l’argent pour Zayd ou pour ‘Amr en particulier, mais pour que ces métaux passent de main en main afin de tenir leur rôle d’arbitre entre les gens. On ne peut douter que l’esprit, s’il réfléchit à ce que nous venons de dire, ne décide dès lors que la thésaurisation, qui s’oppose à la libre circulation de l’or et l’argent parmi les hommes, est une injustice, et ne trouve bon le châtiment qui frappe celui qui s’en rend coupable. Car Dieu n’a créé aucun homme pour qu’il vive dans le dénuement. Il a fait en sorte que la subsistance des pauvres soit assurée par les riches. Et ceux-ci se montrent injustes envers les pauvres lorsqu’ils les empêchent de jouir du droit que Dieu leur a accordé.
Nous disons de même : celui qui se sert de l’or et de l’argent pour fabriquer des récipients destinés à la nourriture et à la boisson est injuste. Et sa conduite est pire que celle de l’homme qui thésaurise, car il se conduit comme celui qui transformerait un juge en poseur de ventouses, en passementier ou en boucher, lui confiant un travail ordinairement réservé aux gens les plus humbles. Le cuivre, l’étain, l’argile remplacent en effet économiquement l’or et l’argent pour conserver aliments et boissons. Les récipients n’ont jamais pour utilité que de contenir ce qui sans eux risquerait de se répandre, et certes l’argile, le fer, l’étain, le cuivre suffisent à cet office sans qu’on ait à y employer l’or ou l’argent : aussi ne peut-on douter que l’esprit, quand il sait cela, ne puisse s’empêcher d’approuver et de trouver bon le châtiment qui frappe l’homme qui se conduit ainsi.
De même nous dirons : celui qui vend de l’or pour en recevoir comme prix de l’or en quantité plus grande, celui qui vend de l’argent pour en recevoir plus d’argent encore, considèrent leur acquisition comme une fin en soi, enfreignant en cela le sage dessein de Dieu. Car l’homme qui possède un vêtement sans avoir ni or ni argent et qui doit se procurer de la nourriture ne pourra acheter celle-ci avec son vêtement. Il est excusé s’il vent ce vêtement contre de l’or ou l’argent, qui lui permettront d’arriver à ses fins, car ce sont là deux moyens qui permettent d’acquérir n’importe quoi, puisqu’ils n’ont pas par eux-mêmes d’utilité propre. Quant à celui qui possède l’or et qui cherche à le vendre pour de l’or ou qui, ayant de l’argent, veut le vendre pour l’argent, il faut l’empêcher de procéder à pareilles opérations. Car l’or ou l’argent restera emprisonné chez lui, enchaîné, tout comme s’il était thésaurisé, et le fait d’enchaîner le juge ou l’envoyé chargé d’apporter aux autres les choses nécessaires à la vie est une injustice. Vendre de l’or pour en recevoir comme prix de l’or, vendre de l’argent pour de l’argent, c’est chercher à acquérir ces biens pour eux-mêmes, c’est bel et bien thésauriser. Si l’esprit saisit cela, il approuvera et trouvera bon le châtiment réservé à celui qui se conduit ainsi.
Vendre de l’or pour en recevoir de l’argent, ou vice-versa, ne mérite en revanche aucun châtiment, car l’un remplace l’autre comme moyen d’acquisition des biens nécessaires. L’emploi de l’argent est en effet plus commode, dans la mesure où ce métal existe en plus grande quantité : circulant ainsi plus facilement da main en main, il favorise d’autant mieux le commerce. Prohiber l’échange entre l’or et l’argent trouble donc l’ordre recherché : savoir leur utilisation comme moyens commodes d’acquérir autre chose.
A qui vend de l’argent ou de l’or en en demandant comme prix de l’argent ou de l’or avec un intérêt payable à terme, par exemple dix pour vingt au bout d’une année, nous rappellerons de même que le lien de la vie en société, le fondement de toute religion résident dans l’emploi de procédés qui favorisent l’affection et l’amitié, de sorte qu’en résultent aide mutuelle et secours réciproque. Si l’homme qui se trouve dans la nécessité d’emprunter trouve un autre qui lui consente gracieusement une avance, nul doute qu’il ne se mette au cou le collier de la bienveillance envers son créancier, ne pouvant faire autrement que de croire en l’amour désintéressé de celui-ci, et se faisant désormais un devoir de l’aider et de le secourir. En prohibant la vente de l’or ou de l’argent moyennant un intérêt à terme, on favorise ainsi de façon durable le prêt sans intérêt, qui est assurément la plus noble des entreprise (2).
2. On mesure à quel point l’inflation, qui « appauvrit » sans cesse les monnaies ( et cela en occident dès la fin du moyen âge, c’est-à-dire dès l’apparition des premières formes modernes de crédit), rend ce vœu illusoire de nos jour.
Les réflexions que nous offrons ici ne sont q’une partie de ce que l’on peut dire si l’on veut prouver que la législation d’origine Divine n’est pas en contradiction avec le jugement de l’esprit, qui peut en fait parfaitement admettre toutes les lois et tous les interdits édictés par les Prophètes.
Aucune des paroles de ceux-ci ne heurtent en effet les raisons de l’esprit. Ces paroles en revanche renvoient à ce vers quoi l’esprit est incapable de tendre par lui-même. Mais dès qu’on lui indique la vraie direction, il la reconnaît comme telle et se soumet à ce qui lui est révélé (3).
3. L’enseignement des Prophètes est conçu ici comme une sorte de maïeutique : l’homme ne peut trouver de vérité dans leurs paroles que celles qu’il porte déjà en lui ; mais cette vérité lui est à jamais cachée s’il suit une autre voie que celle de la Tradition dictée à l’origine par la Divinité elle-même – dont les prophètes ne sont jamais que les « envoyés».
Comme le médecin habile, en traitant les maladies, pénètre des secrets que l’ignorant trouve bien éloignés de sa compréhension, ainsi font les Prophètes. L’esprit n’arrive à saisir la connaissance dont ils sont les dépositaires qu’en se mettant à leur école. Ainsi l’homme qui réfléchit se confiera-t-il à eux, après avoir examiné bien sûr s’ils sont sincères.
Combien de personnes atteintes d’une affection au doigt, par exemple, se trouvent poussées par leur esprit à oindre ce doigt d’une pommade, jusqu’au moment où un médecin habile les avertit que le bon traitement consiste à oindre l’épaule opposée. Elles trouvent d’abord que ce conseil est bien loin de ce que leur dicte leur esprit. Mais si le médecin leur fait connaître de quelle façon les nerfs se ramifient, de quel endroit du corps ils partent et de quel côté ils se dirigent, nul doute qu’elles ne se soumettent aussitôt au traitement. »
L’Emir Abdelkader l’Algérien : Lettre aux Français, 1855
Titre original : Notes brèves destinées à ceux qui comprennent,
pour attirer l’attention sur des problèmes essentiels.
Chapitre : De l’authentification de la science juridique.
Traducteur : René Khawam, 1977
0 Comments:
Enregistrer un commentaire
<< Home